Ce mercredi, l’Assemblée nationale commencera en séance publique l’examen du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (PJL SREN). Un texte fourre-tout du gouvernement qui manque sa cible, met en danger les libertés individuelles, et ne jure que par le prisme d’un « solutionnisme technique » qui n’est pas à la hauteur des enjeux.
Nous avons à l’évidence besoin d’une loi sur le numérique, et même de plusieurs lois tant les sujets à traiter sont nombreux et graves. Protéger les enfants contre le harcèlement et la pédopornographie, les consommateurs contre les arnaques, les citoyens contre les violations de leurs droits numériques fondamentaux, ou encore les entreprises et collectivités françaises contre la rapacité des géants du cloud…
Ce sont des thèmes que le PJL SREN aborde partiellement, certes, mais souvent sous le mauvais angle, au risque d’être au mieux inefficace ou au pire liberticide. Le tout empreint d’une certaine hypocrisie visant à faire croire que la solution technique a réponse à tout.
Le sécuritarisme numérique avant l’éducation des enfants
Le premier objectif annoncé de ce texte de loi, c’est la protection des citoyens, et en particulier des mineurs face aux contenus inappropriés et au cyberharcèlement qui se développent sur internet. En particulier, le gouvernement veut empêcher réellement les mineurs d’accéder à des sites pornographiques. Objectif louable tant on sait que cette exposition pose des risques psychologiques et psychopathologiques graves. Malheureusement, la seule réponse proposée aux articles 1er et 2 est un référentiel élaboré par l’ARCOM visant à établir un système de vérification d’âge des internautes accédant à ces sites.
Une étude parue le 30 septembre 2022 et commandée par la délégation aux droits des femmes du Sénat a pourtant conclu « qu’aucun pays démocratique n’est parvenu à mettre en place une législation pleinement satisfaisante et efficace afin d’interdire l’accès des mineurs aux contenus pornographiques ». Le Royaume-Uni et l’Australie ont renoncé à ce projet. Le gouvernement français s’entête.
De deux choses l’une, soit on aura un système inefficace qui lui aura servi de coup de com’, soit on aura un système qui constituera une violation disproportionnée de la vie privée de nos concitoyens. Un tel sujet appelait pourtant une réponse plus globale, avec des mesures préventives notamment via l’éducation : selon une enquête IFOP réalisée en février 2023, 67% des jeunes de 15 à 24 ans déclarent ne pas avoir bénéficié des trois séances d’éducation à la sexualité annuelles obligatoires. Le groupe insoumis refuse de s’arrêter à la réponse sécuritaire et a déposé des amendements pour améliorer et garantir la bonne éducation de nos enfants tout en protégeant nos libertés individuelles.
Le risque de dérive liberticide
La vérification poussée de l’identité, c’est le fil rouge de ce texte de loi. L’article 5 crée une peine complémentaire de bannissement des réseaux sociaux qui peut être prononcée en plus d’une autre sanction pénale, si l’acte répréhensible a été commis à l’aide d’un compte en ligne. D’abord, il faut le dire, cela peut tout simplement mener à un isolement numérique, non pas seulement de la personne condamnée, mais parfois d’autres personnes du même foyer qui pouvaient utiliser le même compte. On va couper certaines personnes de l’accès aux services publics, de plus en plus accessibles en ligne.
Mais surtout, l’application de ce type de peines engendrera le stockage par des entreprises privées étrangères des données personnelles de dizaines de millions d’utilisateurs français, auxquelles on donne un rôle de police et de surveillance. C’est inacceptable. La CNIL, par l’intermédiaire de sa présidente, relevait en juin dernier que l’obligation des moyens imposée aux plateformes pour la gestion des comptes du condamné risquait de se traduire par une collecte disproportionnée des données personnelles des utilisateurs. Le Conseil d’Etat suggère dans son avis de ne pas retenir cette disposition non plus. Halte-là !
Ce piétinement du droit à l’anonymat en ligne, consacré notamment par le droit de l’Union européenne et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH), est assumé par certains en Macronie. Le rapporteur général sur le texte, Paul Midy, a d’ailleurs créé un article additionnel disposant que l’Etat se fixait l’objectif suivant : chaque français devra avoir une identité numérique à l’horizon 2030. Une folie. Une folie inconstitutionnelle puisqu’elle contrevient à notre sens au moins à l’Article 2 de la DDHC et l’Article 8 de la Convention européenne des DH qui consacrent le droit à la vie privée… Souhaitons que les doutes émis en commission par certains au sein même de la minorité présidentielle aient raison de cette disposition déséquilibrée, ou qu’elle soit retoquée a posteriori.
Autre trouvaille macroniste, gouvernementale cette fois-ci : une procédure de blocage administratif des sites frauduleux en ligne à l’article 6, dit filtre anti-arnaque. Là encore, tout le monde voudrait applaudir des deux mains. Il faut protéger nos concitoyens contre les dangers et les arnaques du web. Oui mais non. Car un blocage administratif qui contourne l’intervention d’un juge est une remise en cause de la séparation des pouvoirs. Aujourd’hui, cela concerne des sites de hameçonnage, mais rien ne nous assure que ce pouvoir ne puisse pas être utilisé à des fins de censure d’Etat, en France ou ailleurs. Un message d’avertissement avant l’accès au site doublé d’une extension facultative pour navigateurs, comme le propose Sophia Chikirou par voie d’amendement, auraient largement suffi. Mais le simplisme et la surenchère sécuritaires passent peut-être mieux dans le plan de communication gouvernemental.
Un régime spécial pour Sorare, le chouchou des macronistes
L’article 15 (et désormais le 15bis) crée un cadre juridique pour les jeux d’argent à objets numériques monétisables (JONUM). C’est l’OVNI de ce texte. Le dernier arrivé, comme un cheveu sur la soupe. Comme souvent, le gouvernement manque de préparation et méprise le Parlement en ayant ajouté cet article au dernier moment sous forme d’habilitation à légiférer par ordonnance. « Circulez, il n’y a rien à voir ». Heureusement, les parlementaires se sont emparés du sujet, forçant le gouvernement à revoir sa copie en catastrophe pour l’examen du texte en commission à l’Assemblée.
Certains garde-fous ont donc été ajoutés, notamment pour repérer les pratiques à risque ou lutter contre le blanchiment d’argent. Mais un mystère reste entier : pourquoi faire un cadre juridique spécifique, alors que l’Autorité nationale des jeux (ANJ), autorité régulatrice du secteur, explique que ces JONUM répondent exactement aux critères des jeux d’argent, à savoir l’opération offerte au public, le sacrifice financier et l’espérance de gain due même partiellement au hasard ? Prenons l’exemple le plus connu : l’entreprise Sorare. On peut y accéder sur simple création d’un compte, acheter des cartes représentant des footballeurs au prix d’un sacrifice financier, et en attendre un gain en fonction des résultats réels de ce joueur qui peuvent lui faire prendre de la valeur dans le jeu, avant de revendre la dite carte.
Pire encore, les JONUM sont manifestement plus dangereux encore que les jeux d’argent et de hasard. En effet, l’ANJ a alerté, par l’intermédiaire de sa présidente, sur le taux de prévalence (c’est-à-dire le taux de joueurs dont la pratique est problématique) « deux fois plus élevé » que pour les jeux d’argent classiques. Ce taux culmine à 27% pour les jeux de fantasy sportive comme Sorare selon une étude australienne de 2013.
A l’évidence, la Macronie fait donc un cadeau à Sorare, dont les actifs sont en chute libre et qui n’emploie que quelques dizaines de personnes malgré des levées de fond de plusieurs dizaines de millions d’euros. Un cadeau tel qu’on ne sait toujours pas quel régime fiscal leur sera appliqué, le gouvernement refusant de s’engager sur l’alignement avec celui des jeux d’argent, pour nous renvoyer au projet de loi de finances pour 2024, qui sera adopté via le 49.3… Donc sans débat. Sophia Chikirou et les insoumis s’opposent à cet article qui fait primer une logique de marché sur la protection des jeunes face aux risques d’addiction.
Le fourre-tout incomplet
Enfin, le gouvernement réussit l’exploit, malgré son texte foisonnant et incohérent, de passer à côté de plusieurs sujets majeurs. D’abord, le PJL passe sous silence les moyens alloués à la justice pour faire son travail. Dans le cadre de la lutte contre le cyberharcèlement, on ne peut pourtant pas ignorer que le Pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNLH) a été créé fin 2020 à moyens constants au sein du parquet de Paris, malgré l’ampleur de la tâche. Dans un esprit très sécuritaire, le gouvernement préfère renforcer les pouvoirs administratifs et contourner le juge judiciaire tout au long du texte dans un souci « d’efficacité ».
Il n’a pas pris le soin non plus d’ajouter un titre sur la sobriété numérique au moment où l’empreinte environnementale du numérique pourrait passer de 2,5% à 7% des émissions de gaz à effet de serre en France d’ici 2030, que la consommation d’électricité va exploser dans les années à venir et que les datacenter sont toujours plus énergivores. Après le texte industrie verte qui n’avait de vert que le nom, voilà un nouveau projet qui trahit complètement la promesse de Macron : « ce mandat sera écologique ou ne sera pas ».
Le gouvernement se refuse également à garantir l’interopérabilité entre plateformes ou services numériques en nuage, et se soumettra au bon vouloir de la commission européenne concernant la régulation des crédits de cloud, qui reste très timide dans le texte. Il en va pourtant de notre souveraineté numérique et de la préservation des données de nos collectivités, nos concitoyens et nos entreprises.
Face à ce constat, le groupe insoumis sera fortement mobilisé durant tout l’examen du texte en séance publique pour alerter sur les mesures à la fois inopérantes et liberticides du gouvernement et apporter ses propositions, moins simplistes et plus ancrées dans le réel.