22 juin 2022. Un bébé meurt dans une micro-crèche privée People&Baby de Lyon. C’est l’électrochoc. Le 24 avril 2023, la France insoumise dépose une proposition de résolution visant la création d’une commission d’enquête sur le modèle des entreprises privées de crèches. En septembre de la même année, deux enquêtes journalistiques (Babyzness – Crèches privées : l’enquête inédite, de Bérangère Lepetit et Elsa Marnette, et Le prix du berceau – Ce que la privatisation des crèches fait aux enfants, de Daphné Gastaldi et Mathieu Périsse) exposent au grand jour la maltraitance institutionnelle dans un secteur guidé par l’appât du gain. Malgré le scandale, les macronistes et la droite votent contre la création de la commission d’enquête. Il a fallu une forte mobilisation des groupes de la Nupes pour qu’un vote positif soit arraché (178 voix pour et 161 contre). Non contents d’avoir tenté de l’empêcher, la droite et les macronistes s’allient à nouveau pour évincer William Martinet des postes clefs de rapporteur et président de la commission. Cela a marqué le début d’un long combat pour les insoumis et Sophia Chikirou face à la macronie, qui défend la marchandisation de la petite enfance. Un combat mené tout au long des 3 mois et 35 auditions au sein de la commission, et qui doit se poursuivre en dehors.
Telles maisons de retraites, telles crèches
Les deux ouvrages journalistiques précités ont recueilli une quantité de témoignages édifiants sur les dysfonctionnements à l’œuvre dans les crèches privées. La commission d’enquête a largement pu le vérifier : la logique financière inhérente au secteur privé est incompatible avec une qualité d’accueil satisfaisante. Et les victimes en première ligne, ce sont nos enfants. Syndicats, parents, travailleuses, tous l’ont dénoncé. Ce constat alarmant n’est pas sans rappeler le scandale du groupe d’EHPAD privé Orpea, révélé notamment dans le livre les « Fossoyeurs » de Victor Castanet.
Concrètement, cela se traduit en rationnement de repas pour les enfants, ou en non-respect des taux d’encadrement pour alléger la masse salariale avec parfois un professionnel pour 13 enfants marcheurs (quand le minimum légal est d’1 pour 8). Les manquements sont tels que, selon les propres dires de Sarah El Haïry, Ministre déléguée chargée de l’enfance auditionnée par la commission : « sur les 26 fermetures administratives prononcées, 24 des 26 établissements fermés sont des micro-crèches, 93% lucratives, 7% associatives ». On a donc une surreprésentation massive des crèches privées dans les établissements hors-la-loi, et c’est directement lié à leur modèle économique (très) lucratif. L’inspection générale des affaires sociales (IGAS), derrière le vocabulaire feutré de l’administration, le dit clairement dans son rapport de 2023 : « les stratégies économiques de certains groupes de crèches peuvent devenir préjudiciables à la qualité d’accueil ».
Cette course aux profits a aussi des répercussions sur les conditions de travail et la rémunération des professionnelles (souvent des femmes), qui sont de plus en plus sous pression et de moins en moins bien reconnues, à tel point que nous faisons face aujourd’hui à une grave pénurie de travailleurs qui fuient le secteur. Et ça ne va pas en s’arrangeant : malgré les juteux profits des grands groupes de crèches privées, le coût de la masse salariale par berceau y a baissé de 2% ces 10 dernières années. Cette dynamique va dans le sens inverse de ce qu’il se passe dans le public et l’associatif avec des hausses respectives de 18% et 11%.
Ils s’en mettent plein les poches avec le soutien des gouvernants
Les enfants sont maltraités, les professionnelles sont exploitées, mais les capitalistes se gavent. Les frères Carle, fondateurs du groupe Babilou, font partie des 300 plus grandes fortunes françaises, avec un patrimoine de 450 millions d’euros. Une auxiliaire de puériculture travaillant chez Babilou et épargnant la totalité de son salaire chaque mois mettrait 23 000 ans à rattraper cette fortune. Un trésor constitué suite à la vente de leurs actions au fonds d’investissement Antin Infrastructure Partners.
Car les fonds d’investissement ont eux aussi repéré la rentabilité potentielle du secteur et s’y sont engouffrés. Ils exigent des taux de rentabilité de 12%, totalement aberrants pour le secteur médicosocial, et sont toujours en quête de croissance, dans l’espoir de revendre deux fois plus chères leurs actions qu’ils ne les ont achetées, selon les propres termes Alain Rauscher, PDG d’Antin. Une logique mortifère pour la petite enfance.
Que des capitalistes ne cherchent que le profit, c’est une chose, mais qu’ils le fassent avec la complicité coupable des politiques, c’en est une autre hautement plus grave. Depuis le début du siècle, aucun gouvernement n’a enrayé la spirale infernale. Après avoir ouvert la voie de la privatisation sous Chirac, la droite a poursuivi la déréglementation du secteur sous Sarkozy avec le décret Morano de 2010 qui autorise le sur-remplissage des crèches et le recrutement de personnel moins diplômé. Hollande n’est jamais revenu jamais dessus – une promesse supplémentaire non tenue. Et Macron, dès son arrivée au pouvoir, a mis en place la réforme NORMA assouplissant encore les règles avec un taux d’encadrement pouvant être porté à 1 professionnel pour 12 enfants dans les micro-crèches. Pour y parvenir, les grands groupes privés ont mis en place depuis 20 ans des stratégies de lobbying agressives. Dans des propos rapportés par les enquêtes journalistiques, ils se vantent d’avoir eux-mêmes écrit la loi pour ouvrir la petite enfance au secteur marchand au début des années 2000. Autre exemple il y a peu : Elsa Hervy, la patronne du lobby des crèches privées, a failli être recrutée dans le cabinet de son amie Aurore Bergé, ex-Ministre des solidarités et des familles…
Outre l’assouplissement des règles, l’Etat finance très largement les profits privés avec l’argent public. En effet, les berceaux sont payés à 66% par la Prestation de Service Unique versée par les caisses d’allocations familiales (CAF). En ce qui concerne les micro-crèches, dont le financement est différent, on peut atteindre des niveaux de subventions de 80%. Et ce n’est pas tout, dans les grands groupes privés, l’écrasante majorité des places de crèches proposées à la réservation ne sont même pas gérées par leurs propres établissements. Ils ne servent que d’intermédiaire entre des crèches associatives et des grandes entreprises. Ils facturent alors à des prix exorbitants des berceaux qui sont subventionnés par le Crédit d’impôt famille, qui permet à des multinationales de déduire de leurs impôts 50% des dépenses engagées pour l’accueil des enfants de leurs salariés. Cette niche fiscale s’élève déjà à près de 200 millions d’euros et augmente de 15% par an. Une perfusion d’argent public venant alimenter des taux de rentabilité pouvant atteindre 25% selon le dernier rapport de l’IGAS. Mais dès 2017, l’IGAS tirait la sonnette d’alarme sur « des niveaux de rentabilité contestables atteints à l’appui d’une forte mobilisation des financements publics ».
Un gouvernement sourd et menteur
Pourtant, les gouvernements macronistes successifs ont brillé par leur inaction. Aucune réforme du financement des crèches privées. Aucun renforcement des contrôles. Aucun effort de formation des professionnels. A l’inverse, une réforme NORMA fustigée par l’ensemble du secteur (excepté le lobby des crèches privées). Macron a bien tenté d’enfumer tout le monde en créant la « commission des 1000 premiers jours », un groupe d’experts qui devait donner une feuille de route pour réformer le secteur. Mais les recommandations du rapport n’ont jamais été appliquées. Comme le Grand débat, comme le Conseil national de la refondation, faire croire que tout va changer pour que rien ne change. De la poudre de perlimpinpin.
Il est désormais facile, après avoir savamment organisé la substitution du privé au public, d’expliquer que les crèches privées sont indispensables pour accueillir les enfants. Le privé, qui n’existait pas il y 20 ans, représente un quart des places de crèches et 80% des nouvelles ouvertures. Et le gouvernement compte bien se défausser sur le privé pour faire semblant de pouvoir atteindre son objectif annoncé publiquement par Macron puis Elisabeth Borne de 100 000 nouvelles places de crèches d’ici 2027. En commission, syndicats comme collectivités territoriales ont tous été unanimes : les moyens financiers sont loin d’être suffisants pour y arriver. On apprendra lors de l’audition de la Ministre El-Haïry elle-même que l’engagement pris publiquement est devenu une « ambition ». Le directeur de la CNAF Nicolas Grivel de reconnaître que le nombre de 100 000 n’était même pas inscrit dans sa convention d’objectifs et de gestion pour 2027 : « On a un objectif COG de 35 000 créations de places nettes ». Un énième coup de com’ gouvernemental.
Agir pour un vrai service public de la petite enfance
Les travaux de la commission ont mis en lumière les dérives du secteur marchand, qui n’a pas été capable d’enrayer la pénurie de places en crèches, mais coûte très cher aux français, maltraite les enfants et exploite les travailleurs. Il est donc temps de reconstruire un service public digne de ce nom. Sophia Chikirou et les insoumis refusent d’être condamnés à l’impuissance ou la connivence à l’image des politiques publiques des 20 dernières années. C’est pourquoi ils ont publié un contre-rapport qui dresse ce sombre constat et formule des propositions pour sauver le secteur de la petite enfance.
Il est notamment urgent d’instaurer un numerus clausus pour geler les ouvertures de places en crèches privées et engager une reprise progressive en gestion publique, ou associative. Cela doit s’accompagner d’un tarissement progressif des financements publics à destination du secteur privé, en particulier du Crédit d’impôt familles.
Pour garantir un accueil de qualité à nos enfants, il est impératif d’abroger les décrets Morano et Taquet, mettre fin aux dérogations accordées aux micro-crèches et rehausser le taux d’encadrement à 1 professionnel pour 5 enfants.
Les insoumis portent l’ambition d’assurer à tous une place en établissement d’accueil de jeunes enfants. Il faut donc en faire une compétence obligatoire des communes, avec un taux minimum de place en crèche par groupement de communes, accompagnée d’une dotation spécifique de l’Etat. Cela doit permettre de viser à terme l’instauration d’un droit opposable à l’accueil des jeunes enfants pour les familles.
Enfin, il est indispensable de soutenir massivement la formation des professionnelles et la valorisation de leurs métiers. La pérennité du secteur public tout entier est conditionnée à la formation de professionnelles qualifiées, reconnues, et bien payées.